Naufrage de l'Erika, photo Marine Nationale
La Cour de cassation, plus haute juridiction française, examinait aujourd'hui les condamnations prononcées dans le naufrage de l'"Erika" en 1999, dont celle de Total. Avec pour enjeu une possible remise en cause des décisions obtenues par les victimes. Si les droits des victimes humaines sont assurées aujourd'hui par des conventions internationales, le milieu marin reste, selon certains experts, une "jungle organisée". Et la notion de "préjudice écologique" reste fragile. Quant à l'autre et première victime, la mer et ses ressources, qui la protège et qui la dédommage ?
Le naufrage de l'"Erika" : un long feuilleton juridique
Vieux de 24 ans, le navire s'est brisé en deux le 12 décembre 1999 dans une tempête avant de sombrer, déversant 20.000 tonnes de fioul sur 400 km de côtes bretonnes, tuant des dizaines de milliers d'oiseaux et ravageant les fonds marins.
Le 16 janvier 2008, le procès de première instance condamne en correctionnelle pour pollution l'armateur, le gestionnaire, l'affréteur et l'organisme ayant délivré le certificat de navigation de l'"Erika" et reconnaît un préjudice d'"atteinte à l'environnement". La Cour d'appel de Paris confirme, le 30 mars 2010, au plan pénal, les condamnations pour pollution maritime à l'encontre de la société de classification Rina (l'organisme de contrôle maritime italien qui a donné son certificat de navigabilité au navire, condamnée à 175.000 euros d'amende), ainsi que du propriétaire et du gestionnaire du navire. Et porte les dommages et intérêts à verser à 200,6 millions d'euros. Elle retient contre Total SA une imprudence dans la mise en oeuvre de sélection du navire qui lui vaut une amende de 375 000 euros. Et, surtout, elle consacre la notion de "préjudice écologique".
A la suite de la décision de la Cour d'appel, Total se pourvoie en cassation, de même que les régions Bretagne, Pays de la Loire, Poitou-Charentes. Total a déjà versé (à la suite du jugement de première instance du 16 janvier 2008) aux parties civiles qui le souhaitaient 171,5 millions d'euros.
Vers une remise en question du "préjudice écologique" ?
Reconnu en 2010 dans l'appel de l'"Erika", le "préjudice écologique" permet de demander réparation de toute atteinte à l'environnement, au même titre que pour les préjudices moral, matériel ou économique. Or, dans le cadre du pourvoi en cassation, le ministère public a requis par écrit l'annulation définitive de la condamnation de Total en relevant que le naufrage n'avait pas eu lieu dans les eaux territoriales françaises mais en "zone économique exclusive" (ZEE), et que le navire battait pavillon maltais, ce qui retirerait toute possibilité de poursuite à la justice pénale et annulerait toute la procédure judiciaire qui a fait suite au naufrage du pétrolier. Il va de soi que les avocats des victimes, les collectivités locales de l'ouest de la France, contestent ces arguments.
"Je pollue mais je paie !"
Quel que soit l'arrêt de la Cour de cassation, Total, qui a payé la quasi-totalité des réparations financières de plus de 200 millions d'euros après le procès de première instance en 2008 et l'appel, a déjà dit qu'il ne demanderait aucun remboursement. Mais cette éventualité ne serait peut-être pas la plus grave conséquence écologique : les conclusions du ministère public pourraient tendre aussi à balayer le "préjudice écologique", une notion que, précisément, la procédure de l'"Erika" avait permis d'introduire en droit. Car l'enjeu reste de fixer le régime de responsabilité en cas d'accident de mer. Les collectivités locales, comme le conseil régional des Pays de la Loire, et les associations sont particulièrement attentives au maintien de la notion de "préjudice écologique" introduite en 2008 par le jugement de première instance. Mais aussi, par voie de conséquence, à l'obligation future de protéger juridiquement l'océan et ses ressources de nouveaux accidents et de marées noires à venir.
Pas plus pour la nature que pour les hommes, l'argent ne peut tout réparer.
Alors "pollueur-payeur" oui. Mais s'exonérer de pollutions éventuelles par le seul dédommagement des victimes humaines ne contribue pas efficacement à préserver et défendre les intérêts de notre patrimoine commun, la nature. Et, dans l'affaire de l'"Erika", pas plus que dans les autres marées noires, personne ne représente la principale victime : l'océan et ses ressources naturelles. Car la Terre, elle, personne ne l’a invitée au procès de l'"Erika". On peut le déplorer avec Michel Serres, le philosophe agenais, qui faisait un constat similaire lors du sommet de Copenhague sur le climat, en 2009 : " Mais personne ne représente la Terre; il n’y a pas de représentant des océans, de la banquise, des espèces menacées. Et nos gouvernants n’ont pas la culture nécessaire pour parler au nom de la planète."
2050 : une mer sans poissons ?
Or, on craint désormais aujourd'hui que l'humanité ne soit en train de conduire les océans à l'épuisement de ses ressources, avec la pêche industrielle, la surpêche et les pollutions de toutes sortes: chimiques (rejets industriels), radioactives (Fukushima), plastiques (un septième continent de déchets flottants dans le Pacifique nord , marées noires... Et les stocks halieutiques s'amenenuisent, à tel point que certains scientifiques et les ONG craignent désormais la disparition pure et simple des poissons.
Les excès de l'industrialisation de la pêche font craindre la disparition des ressources halieutiques. Photo AFP
Catastrophisme ?
La conclusion d'une étude du PNUE (Programme des Nations Unies pour l'environnement), est tombée comme un couperet en 2010 : si on ne change rien aux méthodes de pêche, en 2050, il n'y aura plus de poissons dans les océans. "Une mer sans poissons", livre co-écrit par Philippe Cury, chercheur à l'Institut de recherche pour le développement à Marseille et le journaliste Yves Miserey, lance un cri d'alarme, montrant combien la pêche contemporaine est prédatrice et dangereuse pour la ressource halieutique. Dans un dossier publié le 24 mai, "La mer épuisée", "Paris Match" assure que l'Ifremer (Institut de recherche pour l'exploitation de la mer) est beaucoup moins alarmiste, et souhaite relativiser. Mais le magazine souligne aussi que l'Ifremer reste là dans son rôle de chercheur "pour l'exploitation" des ressources océanes, plus que pour leur protection. Et rappelle qu'une mer sans poissons est loin d'être de la pure science-fiction : au Sénégal, le thiof (grand mérou) a disparu, et à Terre-Neuve, la population de mourues s'est effondrée, provoquant une des plus graves crises halieutiques du XXème siècle, avec des impacts socio-économiques importants : des dizaines de milliers de personnes se sont ainsi retrouvées au chômage.
L'activité humaine modifie bien les éco-systèmes, quitte à en payer chèrement le prix. Même au coeur de l'océan. Quant à l'"Erika", la Cour de cassation a mis sa décision en délibéré au 25 septembre.
Cathy Lafon
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